Quand Walking The Dog redonne vie à Anne Frank pour Ari Folman

Interview réalisé par Veronique Dumon pour le compte de la société Toon Boom.

Où est Anne Frank ! présenté en sélection officielle hors compétition au Festival de Cannes cette année, est le nouveau film d’Ari Folman (Valse avec Bachir, Le congrès…). Et le premier qui raconte l’histoire de cette jeune fille, victime du régime nazie, connue dans le monde entier, totalement en dessins – 159 000 conçus dans 15 pays différents -.

Un choix qui, selon le réalisateur israélien, « donne au film une dimension vivante, presque organique ».

Sa sortie en France (NDLR : le film est distribué par Le Pacte), est l’occasion d’une rencontre avec des membres de l’équipe que Walking The Dog, la célèbre société belge, fondée par Eric Goossens et Anton Roebben en 2000, coproductrice du film, a réuni autour du projet. Une équipe multiculturelle et intergénérationnelle qui a dû adapter ses process pour travailler pendant le confinement imposé par la crise sanitaire.

Environ 50 minutes d’animation 2D, ainsi que la totalité du précompositing et 60% du compositing définitif du film, ont été réalisés par le studio.

 

Focus sur les étapes de Tie Down et de mise en couleurs sous Toon Boom Harmony.

Le Tie Down, une étape primordiale

Echanges avec Yael Ozsinay,  production manager, et Paul Adelys, supervisor Tie Down.

Paul, c'est le deuxième long métrage sur lequel tu travailles, après Petit Vampire de Joan Sfar. En quoi ce projet a-t-il été différent pour toi ?

Paul Adelys : Sur Petit Vampire, j’ai principalement eu un rôle d’assistant animateur. Cela m’a permis d’affiner mon regard et de développer une aisance dans l’exécution des tâches qui nous étaient assignées. Sur Où est Anne Frank ! il s’agissait cette fois-ci de diriger une équipe d’assistants. Briefer à l’oral, à l’écrit ou via de rapides croquis chaque membre de l’équipe afin de m’assurer que les tâches soient correctement effectuées, en respectant la vision et les standards du directeur de l’animation. Cela demande des qualités d’organisation, de gestion et une vision d’ensemble du projet.

Peux-tu nous expliquer en quoi consistait le travail de ton équipe, entre animation et clean ?

Le travail de l’équipe de Tie Down sert de passerelle entre ces deux départements. Il s’agit d’effectuer des ajouts et des corrections sur le travail des animateur.ices afin de soulager ces derniers de tâches longues, parfois laborieuses. Cela permet par la suite aux cleaners de recevoir un plan propre et détaillé, et de se concentrer uniquement sur la qualité du trait final. Les tâches sont aussi diverses que nombreuses et spécifiques à chaque plan : Remise au modèle (parfois sur l’entièreté du plan), correction des proportions, correction de saute/mouvement non linéaire, correction d’animation secondaire (mouvement de cheveux/vêtements, direction de regard…), renforcement d’une expression/émotion, précision du tracé d’un dessin trop rough, ajout d’éléments/détails (props, vêtements, visage…), ajout d’ombres, etc.…

Cette étape de fabrication a été primordiale sur ce projet, répartie entre plus de 10 studios dans le monde. Peux-tu nous expliquer pourquoi Yael ?

Yael Ozsinay : Des studios de plus de 12 pays ont travaillé sur ce film, avec plus de 350 artistes.

Néanmoins, le film devait avoir un aspect uniforme et cette étape a donc était plus importante et complexe que d’habitude (également en réponse à de précédentes expériences dans lesquelles les personnages changeaient trop au cours du film).

En tant que studio principal (celui qui a réalisé le plus de minutes d’animation et qui a été le premier à se lancer dans la plupart des étapes techniques), nous avons également créé des bibles et des tutoriels qui ont été utilisés par les autres studios de la production.

Qu’est-ce qu’Harmony a apporté à ce travail Paul ?

PA : Le point le plus évident est sûrement le fait qu’Harmony soit en vectoriel. Cela permet une utilisation infinie des outils basiques de déplacement/rotation/redimensionnement sans perte de qualité. L’import d’éléments préalablement rangés dans une banque (visage/mains/props…) aux dimensions voulues est aussi un atout. Cela engendre un gain de temps sur le dessin lorsque c’est possible. L’outil Shift & Trace permet quant à lui de faciliter la réalisation des in-between simples en rapprochant les deux dessins qui l’entourent. L’outil morphing nous a aussi beaucoup servi (principalement à l’équipe de cleaners). Après avoir dans un premier temps bien préparé le terrain en dessinant chacun des traits des extrêmes d’une couleur différente, l’ordinateur peut calculer les in-between lui-même. Cela permet de gagner un temps considérable sur nombre de dessins à effectuer. Et aussi, d’avoir un niveau de précision inégalable manuellement.

Vous évoquez tous les deux quelque chose, dans le rendu, proche de la prise de vue réelle. De quelle manière ?

PA : La direction de l’animation concernant l’acting des personnages penchait pour quelque chose de fluide et naturel. Il a ainsi été demandé aux animateur.ices de créer beaucoup de subtilités au sein des mouvements principaux (mouvement de tête, regard qui fuit, paupières qui se ferment, communication gestuelle des mains etc.…). Il nous a aussi été demandé d’éviter les « hold », et donc de faire bouger constamment les personnages et ce, même lorsqu’ils ne sont pas au centre de l’attention (léger changement de posture, cycle de respiration etc…). Le travail de post-production (couleurs, ambiances lumineuses, ombres, effets…) a lui aussi énormément sublimé celui des animateur.ices et répond à ce soucis de réalisme exacerbé.

Yael, j’ai cru comprendre que Yoni Goodman, le directeur de l’animation, avait mis la barre très haut et qu’il avait fallu réunir une équipe de « talents rares » pour travailler sur ce film.

YO: Le film a été animé en 2D classique dessiné à la main, selon des normes en effet très exigeantes, et avec de nombreuses et exceptionnelles étapes pour garantir cette qualité (par exemple, 2 étapes d’animation brute et un montage très méticuleux).

Le réalisateur supervisait également chaque plan à chaque étape.

La quantité et la précision du travail, ainsi que le jeu d’acteur précis et subtil, exigeaient de grand.es animateur.ices, capables de transmettre la vision du réalisateur.

Combien de personnes travaillaient dans ton équipe?

YO : Au total, plus de 50 artistes ont travaillé sur le film chez Walking The Dog, dans 6 départements différents.

L’équipe de Tie Down était composée d’un superviseur et de 8 à 10 personnes pendant la majeure partie de la production. Mais elle a réuni jusqu’à 14 membres.

Paul, lors de la projection équipe du film, tu as eu du mal à te détacher de l'aspect technique, remarquant les détails sur lesquels tu penses que vous auriez pu encore faire mieux… Mais c'est un film salué par la critique, dont la projection à Cannes s'est terminée par une standing ovation. C’est une étape importante dans ta carrière d'avoir participé à un tel projet ?

PA : C’était une expérience très enrichissante en effet. D’occuper ce poste, en premier lieu, et ce qu’il implique quant à la production d’un travail homogène avec une équipe de personnes aux profils différents. Et aussi sur le fait que la qualité exigée sur ce projet était très haute. Je pense que ça a été très formateur pour chacun des membres de l’équipe et moi-même. J’aurais sans doute l’occasion de le voir à nouveau, mais après 1 an et demi à regarder chacun des plans (image par image parfois), il m’était difficile de le voir avec un regard autre que technique (sourire).

Yael, tu es née et as grandi en Israël. Que représente pour toi le fait d’avoir travaillé sur ce film ?

YO : Dans le monde entier, et en Israël en particulier, l’histoire d’Anne Frank est très connue.

Cependant, la génération qui a vécu cette guerre disparaît rapidement et les jeunes générations n’entendent pas ces histoires de la bouche de personnes qui les ont réellement vécues.

J’ai donc le sentiment qu’elles les perçoivent parfois comme de l' »histoire générale », sans s’en imprégner profondément.

Dans Où est Anne Frank !, les personnages prennent vie d’une manière qui les personnifie pour le jeune public, suscite l’émotion et ne vieillit pas (un des avantages de l’animation !).

 

De plus, en tant qu’animatrice israélienne, je peux dire que tout animateur.ice 2D aspirerait et serait honoré.e de travailler sur un tel film – avec un réalisateur et un directeur de l’animation qui nous ont inspiré en tant qu’étudiant.es et jeunes professionnel.les – aux côtés d’artistes de premier plan du monde entier et avec un message aussi important.

Aux couleurs, « une équipe du tonnerre ! »

Dhanya Coel, supervisor paint et Daniel Rothstein, production manager.

Dhanya, tu connaissais toi aussi l’histoire d’Anne Frank.

Dhanya Coel : Je suis née en 56 et j’ai été très fortement marquée par le livre. Travailler sur ce film m’a replongée dans cette sensation. Et il était d’autant plus troublant de travailler sur ce projet en étant en pleine période de confinement.

Est-ce que le télétravail a changé votre manière d’aborder ce projet ?

DC : C’était une expérience très forte pendant les 8 mois qu’elle a duré, entre janvier et fin août 2020, parce que je n’avais jamais travaillé de chez moi. J’en avais un peu rêvé (sourires) mais je n’avais jamais pu le faire.

Nous étions une équipe de 5-6 personnes et je suis en fait très étonnée avec le recul, mais ça a super bien marché !

Mais un point est très important, c’est que nous nous étions vu.es avant. Et j’allais une fois par semaine au studio pour rester en contact direct avec celles et ceux qui continuaient à y travailler. J’avais vraiment une super équipe !

 

Daniel Rothstein : Au début, ça a été un peu plus difficile pour mettre en place les automatismes et que tout le monde soit bien préparé. Mais ensuite, avec Dhanya, tout s’est bien passé, je crois que l’on a réussi à instaurer une autre dynamique.

Par ailleurs, l’avantage du confinement est qu’il a légitimé le travail à distance dans notre profession, surtout pour les superviseurs et les production managers. On attend d’autant plus des personnes à ces postes d’encadrement qu’elles soient au studio, ce qui est normal. Et plus simple pour nous d’ailleurs. Mais ça a permis de montrer que l’on peut remplir nos missions à distance, même si ça demande un effort plus soutenu, plus d’emails, d’échanges par chat…

En tout cas, on s’est débrouillé avec Dhanya, et on a terminé en temps et en heure !

Bravo ! Car c’était un projet compliqué, avec beaucoup de studios impliqués…

DR : C’est vrai. On n’a jamais rencontré la plupart de nos interlocuteur.ices. Nous avons fait environ 11 minutes de Ink and Paint, le reste était réparti entre plusieurs autres studios. Et pour harmoniser le travail, on a d’abord fait une bible que l’on a partagée.

On recevait une frame d’un shot, et à partir de cette frame, Dhanya devait reconstruire toute la palette. Parfois, il manquait des couleurs ou il y avait des erreurs de continuité. Mais elle a toujours été rigoureuse dans la vérification des couleurs et assez forte pour repérer tous les défauts.

DC : Le plus difficile était les yeux car il y avait beaucoup de détails à travailler. Dans tous les projets d’Ari Folman les yeux sont très importants. Ils sont grands, mais d’une grandeur intéressante, pas comme dans beaucoup de dessin animés japonais (rires). On a envie de se plonger dedans je trouve.

Il y avait aussi un travail particulier sur les cheveux. Des lignes que l’on devait épaissir au milieu et affiner au bout pour rendre la chevelure plus fluide.

Tu utilisais Harmony pour la première fois ?

DC : Non, je l’avais déjà utilisé sur le Pinocchio d’Enzo D’Alò avec les dessins de Mattotti (NDLR : film de 2012 nommé pour le Cristal du meilleur long métrage au Festival d’Annecy 2013. La même année, le réalisateur italien se voyait remettre le Prix « Pietro Bianchi » à la Mostra de Venise. Quant à Lorenzo Mattotti, au style graphique et à la palette de couleurs éclatantes si reconnaissables, il a réalisé La fameuse invasion des ours en Sicile, en sélection à Un Certain regard au Festival de Cannes en 2019 et en sélection officielle la même année à Annecy).

Je suis allée deux jours au Luxembourg où Vinciane Strepenne m’a initiée à la pratique d’Harmony et, à l’époque, à la préparation des ordinateurs. Puis je suis rentrée en Belgique pour tout mettre en place toute seule.

Et ça c’était bien passé ?

DC : Oui (rires). C’était déjà avec Walking The Dog (NDLR : coproducteur de Pinocchio), et c’est pour ça qu’ils m’ont proposé de travailler sur Anne Frank.

En fait, j’ai commencé à travailler en 85. J’ai fait 15 ans de banc titre, encore à l’ancienne, à la main. Et puis l’ordinateur est arrivé pour assister les mouvements de caméra et un peu les manivelles. On calculait juste l’accélération et la décélération, et le temps entre les deux, et on rentrait ces données dans l’ordi. Ça m’a changée du travail avec les cellulos qu’il fallait « rouler » (rires).

C’est assez incroyable l’évolution qu’a connu ce secteur en si peu de temps.

DC : Absolument, c’est incroyable. Et je suis très contente de l’avoir vécue. Ça va beaucoup plus vite maintenant mais les producteurs demandent que l’on accélère encore. Je leur dis que c’est déjà beaucoup plus rapide et que l’on doit quand même avoir le temps de travailler (rires).

Comment avez-vous utilisé Harmony et l’avez-vous fait évoluer pour ce projet pour lequel le travail sur la couleur est très subtil ?

DR : Au niveau de la technique du Ink & Paint, nous avons travaillé frame par frame, en utilisant le pot de peinture pour remplir les zones. Et nous avions aussi l’aide de script fourni par le studio pour organiser la node view.

DC : Pour la création de couleurs et l’utilisation des palettes, c’est très simple sur Harmony. On a juste à prendre une petite pipette et à cliquer dans l’image.

DR : L’outil des palettes est assez instinctif. Et le process de peindre est assez facile à prendre en main ce qui est bien parce que l’on forme rapidement les gens à son utilisation.

En Ink & Paint, on avait beaucoup de junior dans l’équipe, et de gens qui sortaient de l’école. On était vraiment l’équipe la plus junior et ils se sont vraiment très bien débrouillés.

Combien de personnes avez-vous formées ?

DR : Il y avait 4 personnes vraiment en sortie d’école, dont c’était le premier stage ou le premier emploi dans le milieu de l’animation.

DC : Leurs études devaient vraiment être très bonnes car il.elles étaient tout de suite opérationnel.les. Moi j’apprenais aussi beaucoup à leur contact.

DR : Tout le monde était content, et en particulier les juniors, de pouvoir travailler sur un projet aussi gros et aussi prestigieux. Ça apportait beaucoup de motivation.

DC : Il.elles ont tous trouvé du travail après. C’était vraiment une équipe du tonnerre !

Et qu’avez-vous pensé du résultat final après tout ce travail ? Que pensez-vous du film ?

DC : Quand je regarde un film, je rentre dedans, j’oublie tout l’aspect technique. Et il m’a fortement touchée ! Plus qu’en travaillant dessus. J’avais l’estomac qui tournait, il y avait beaucoup d’émotion.

Et que t’a apporté ce projet Dhanya, toi qui as déjà une longue et magnifique expérience dans l’animation ?

DC : J’ai beaucoup appris. Chaque projet nous apprend beaucoup, c’est ça qui est chouette. Il n’y a presque pas de routine sur ce que je fais, c’est à chaque fois nouveau.

C’est très précieux d’avoir Dhanya dans son équipe alors !

DR : Ah ça, je crois que le film n’aurait pas été le même sans elle (rires) !

DC : (sourire) Pour le checking, Nèle Rohr avait l’œil aussi, je l’ai remarqué tout de suite. Je lui ai demandé de m’assister parce que j’avais pas mal de préparation par ailleurs. Je recevais les plans, je préparais vraiment pour le coloriage, les nodes… Donc je ne donnais pas les plans sans les avoir avant regardés, les membres de l’équipe avaient juste à colorier. C’est un gain de temps en fait.

Je repense aussi à Samia Elgani qui était une vraie locomotive. Elle travaillait super vite pour une débutante.

Il.elles m’ont vraiment tout.es fort impressionnée. J’espère que l’on pourra tous se retrouver bientôt pour un week-end à Bruges où je les ai invité.es !

Où est Anne Frank ! Le Synopsis

Kitty, l’amie imaginaire d’Anne Frank à qui était dédié le célèbre journal, a mystérieusement pris vie de nos jours dans la maison où s’était réfugiée Anne avec sa famille, à Amsterdam, devenue depuis un lieu emblématique recevant des visiteurs du monde entier. Munie du précieux manuscrit, qui rappelle ce qu’Anne a vécu il y a plus de 75 ans, Kitty se lance à sa recherche en compagnie de son nouvel ami Peter, qui vient en aide aux réfugiés clandestins ; elle découvre alors sidérée qu’Anne est à la fois partout et nulle part. Et dans cette Europe différente, désormais aux prises avec de nouveaux enjeux majeurs, Kitty trouvera le moyen de redonner au message d’Anne Frank sens, vie et espoir…